L’ingérence diplomatique dans les affaires internes de l’Etat accréditaire

Par Arsène Tchagna T.

A propos de la déclaration médiatique du chef de Mission diplomatique des Etats-Unis d’Amérique au Cameroun

Le 18 mai 2018, l’ambassadeur des Etats-Unis d’Amérique au Cameroun, Peter Henry Barlerin, avait, face à la presse nationale et internationale, fait une déclaration à propos de sa rencontre avec le président de la République du Cameroun. La déclaration du diplomate américain, qui mettait en exergue les violations des droits humains au Nord-ouest et au Sud-ouest du Cameroun, avait appelé une vive réaction du gouvernement camerounais (Notamment de son porte-parole, ministre de la Communication, et du ministre en charge des Relations Extérieures) précisément dans la partie où il suggérait au président Paul Biya de « réfléchir à son héritage et à comment il souhaite qu’on se souvienne de lui dans les livres d’Histoire ». A cet effet, la désapprobation du gouvernement camerounais avait porté sur deux points représentant des principes et normes de droit international public qu’aurait violés le diplomate américain : d’une part, le principe de non-ingérence dans les affaires internes de l’Etat ; d’autre part le droit ou devoir de réserve diplomatique.

LE PRINCIPE DE NON-INGÉRENCE EN DROIT INTERNATIONAL PUBLIC

Si d’après le droit international classique, l’ingérence dans les affaires intérieures d’un autre Etat était admise, notamment en cas de violation des règles relatives à la protection des biens et des personnes des étrangers, ou en cas d’atteintes aux intérêts vitaux d’un l’Etat, le droit international contemporain a érigé en principe la règle de non-ingérence dans les affaires internes de l’Etat. En effet, sur la base de l’article 2 §7 de la Charte de l’ONU, a été construite une véritable doctrine ainsi qu’une pratique attestée du principe de non-ingérence. Ainsi, l’ingérence dans les affaires intérieures d’un Etat est restée largement interdite tant au regard des résolutions pertinentes de l’ONU (Résolutions 2131(XX) de 1965 et 36/103 de 1981 portant sur l’inadmissibilité de l’intervention et de l’ingérence dans les affaires intérieures des Etats ; résolution 2625(XXV) de 1970 sur les relations amicales entre les Etats), qu’en considération de la jurisprudence internationale (arrêt de la Cour internationale de justice de 1986 relatif à l’Affaire des activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci, Recueil 1986, §§258 et ss.). A ce titre, l’intervention réside non seulement dans le fait pour un Etat de chercher à se subordonner la souveraineté d’un autre Etat, mais aussi dans le simple fait d’essayer de porter atteinte aux droits souverains de cet Etat. Il se conçoit donc en corrélation au principe d’égalité souveraine des Etats, de l’interdiction de recours à la menace ou à l’emploi de la force dans les rapports internationaux et du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Dans cette optique, le principe de non-ingérence renvoie à la consécration d’une norme de droit international public qui interdit toute immixtion dans les affaires relatives au domaine réservé de l’Etat.

LES DÉCLINAISONS DU PRINCIPE DE NON-INGÉRENCE EN DROIT INTERNATIONAL PUBLIC : LA QUESTION DE L’INGÉRENCE DIPLOMATIQUE

Plusieurs aspects du principe de non-ingérence ont émergé au fur et à mesure de son affirmation. Déjà au XIXe et au début du XXe siècle, les doctrines américaines relatives à la non-intervention étaient fondées sur l’idée d’interdiction de recours à la menace ou à l’emploi de la force, notamment pour le recouvrement de dettes contractuelles. La Charte de l’ONU a par la suite consacré l’interdiction de faire recours à la menace ou à l’emploi de la force en droit international public, notamment « contre l’intégrité territoriale ou l’indépendance politique de tout Etat » (article 2§4 de la Charte de l’ONU). De plus, avec la question de l’octroi de l’indépendance aux pays et aux peuples coloniaux vivement exprimée dès 1960 (Résolution 1514(XV) de 1960, résolution 2625(XXV) de 1970), le principe de l’autodétermination des peuples a été posé comme un aspect du principe de non-ingérence. A cet égard, chaque peuple dispose du libre choix des règles fondamentales de son organisation politique, et détermine librement son développement économique, social et culturel. Une autre déclinaison du principe de non-ingérence a été énoncée plus tard en rapport à la problématique de la définition de l’agression en droit international public (Résolution 3314(XXIX) de 1970). A cet égard, le débat a tourné autour de l’éventualité d’une intervention indirecte, laquelle renvoie au devoir de tout Etat de s’abstenir de favoriser, d’encourager ou d’appuyer tout désordre ou trouble dans un autre Etat. Dans ce sens, les activités des agents diplomatiques ne doivent pas constituer une intervention indirecte dans les affaires internes de l’Etat accréditaire (article 41 §1 in fine de la Convention de Vienne sur les relations diplomatiques, 1961). Par conséquent, l’ingérence diplomatique est prohibée en droit international public.

LES AFFAIRES INTERNES DE L’ETAT : DÉFINITION ET RESTRICTIONS JURIDIQUES

La notion d’affaires internes de l’Etat renvoie à celle de domaine réservé ou domaine de compétence exclusive énoncée à l’article 2 §7 de la Charte de l’ONU. Sa définition est restée la même que celle fixée en 1923 par l’avis consultatif de la Cour permanente de justice internationale dans l’affaire des décrets de nationalité promulgués à Tunis et au Maroc (CPJI, Recueil, série B, n°4, pp.7 et ss.), c’est-à-dire un domaine libre des obligations internationales de tout genre, au regard duquel l’Etat exerce un droit souverain. Toutefois, une pratique constante et un droit émergent ont déterminé des matières pouvant être soustrait des affaires intérieures de l’Etat. Il s’agit d’abord de la matière coloniale, en vertu de laquelle une coutume s’est formée relativement à l’autodétermination des peuples coloniaux. Ainsi, l’ONU notamment s’est attribuée un droit d’intervention sur toute question à caractère colonial. L’autre domaine dans lequel s’est affirmé le droit d’ingérence est celui des droits humains. Lors de conflits, lorsque les violations des droits humains sont devenues massives et flagrantes, c’est-à-dire ont atteint un certain seuil de gravité, l’ONU sur la base du Chapitre VII de sa Charte a autorisé une intervention armée au sein de l’Etat en crise. Cette intervention de l’ONU est à différencier de l’intervention humanitaire ou, dans son développement récent, de la responsabilité de protéger, qui n’a pas encore atteint le statut de norme obligatoire du droit international. Enfin, à partir de la décennie 1990, en rapport notamment au droit international des droits de l’homme et au droit des peuples à l’autodétermination, le principe de légitimité démocratique a émergé comme une matière échappant au domaine réservé de l’Etat. Ainsi les questions relatives à l’ordonnancement du régime politique étatique, au fondement de l’autorité des gouvernements, à l’articulation des institutions étatiques, aux rapports entre gouvernants et gouvernés aussi bien au niveau du choix que du contrôle des premiers par les seconds, ont été posées comme autant de restrictions juridiques aux droits souverains des Etats. Toutefois, l’intervention en matière de démocratie ne peut intervenir que sur le fondement d’une convention internationale ou, du moins, sur la base de l’invitation ou de l’acception de l’Etat victime d’un changement anticonstitutionnel de gouvernement.

LA PROBLÉMATIQUE DE LA LIMITATION DU NOMBRE DE MANDATS PRÉSIDENTIELS : UNE AFFAIRE INTERNE DE L’ETAT ?

En se référant aux exemples de Georges Washington et de Nelson Mandela, le diplomate américain soulève la problématique de la limitation du nombre de mandats présidentiels. En effet, Georges Washington, premier Président des USA post-révolution, en fonction de 1789 à 1797 (2 mandats de 4 ans), et Nelson Mandela, premier Président de l’Afrique du Sud postapartheid, en fonction de 1994 à 1999 (1 seul mandat de 5 ans), ont en commun d’avoir brigué un maximum de 2 mandats. Le Président Paul Biya, qui peut légitimement être désigné premier Président du Cameroun post-absolutisme (post-guerre froide), a pour la première fois été démocratiquement élu en 1992, réélu en 1997, puis en 2004 et en 2011(1 mandat de 5 ans et 3 mandats de 7 ans). C’est ainsi au regard de l’échéance électorale d’octobre 2018 que le diplomate américain a suggéré au Président camerounais de prendre pour modèle ses deux homologues américain et sud-africain. Ce faisant, s’est-il ingéré dans une matière relevant du domaine de compétence exclusive de l’Etat du Cameroun ? Répondre à cette interrogation revient de prime abord à questionner la limitation du nombre de mandats présidentiels comme relevant du domaine réservé de l’Etat. A cet égard, les développements ci-dessus faits sur le principe de légitimité démocratique en droit international peuvent être valablement convoqués. En effet, diverses conventions internationales dans lesquelles font partie le Cameroun posent de façon explicite la règle de la limitation du nombre de mandats présidentiels. C’est le cas précisément de la Charte africaine de la démocratie, des élections et de la gouvernance (CADEG) de 2007. Néanmoins, la valeur obligatoire, positive, de la règle de la limitation du nombre de mandats dérive du droit régional africain, et non du droit international public au sens strict. Etant entendu que les Etats-Unis ne font pas partie de la CADEG, et n’ont pas reçu un pouvoir de contrôle de l’application de cet instrument juridique, ils devraient être invités ou bien formuler une demande acceptée à ce propos afin d’intervenir en cette matière.

POUR CONCLURE

L’ambassadeur américain a-t-il violé le droit diplomatique et, par inférence, le principe de non-ingérence dans les affaires internes de l’Etat du Cameroun ? Afin de répondre à cette interrogation, et par conséquent conclure ce bref exposé, il convient de souligner et répondre à deux questions secondaires, relatives l’une à la valeur de la déclaration médiatique sur le plan juridique, l’autre au contenu de cette déclaration en rapport au principe de non-ingérence. D’une part, au regard de la liberté de communication dont jouit la Mission diplomatique au sein de l’Etat accréditaire (article 27 §1 in limine de la Convention de Vienne de 1961), la déclaration médiatique du diplomate américain ne saurait être, en la forme, une violation du droit diplomatique. Toutefois, la liberté de communication doit être appréhendée en relation aux « fins officielles » de la Mission diplomatique, c’est-à-dire de ses droits et devoirs consignés dans la lettre de créance. Dans ce cas, la violation du droit diplomatique serait évidente seulement si la lettre de créance aurait prévu un devoir de réserve sur ces questions. D’autre part, en considération de la substance de cette déclaration, la réponse parait également nuancée. En effet, la question de l’ingérence diplomatique, analysée comme une intervention indirecte dans les affaires internes de l’Etat accréditaire, n’est posée que dans l’hypothèse où le contenu de la déclaration médiatique tendrait à favoriser, à encourager ou à appuyer tout désordre ou trouble présent au Cameroun, en l’occurrence en rapport à la crise anglophone. Ce qui n’est vraisemblablement pas le but recherché. Par ailleurs, la déclaration a porté sur la limitation du nombre de mandats présidentiels. Comprise comme un élément du principe de légitimité démocratique, principe davantage affirmé en droit international africain qu’en droit international public, la règle de la limitation du nombre de mandats présidentiels présente un statut juridique ambigu. D’un côté, en tant que règle issue d’un principe émergent de droit international public, il demeure une matière du domaine réservé –domaine de l’autonomie constitutionnelle– de l’Etat du Cameroun. De l’autre côté, en tant que règle bien établie du droit international africain, il apparait comme une obligation internationale échappant à la compétence exclusive de l’Etat du Cameroun. Etant donné que le droit diplomatique fait partie du droit international public, la règle de la limitation du nombre de mandats présidentiels ne saurait constituer une obligation internationale, et par conséquent ne saurait échapper au domaine d’appréciation souveraine de l’Etat. Toutes proportions gardées, la déclaration médiatique du diplomate américain, s’il ne s’inscrit pas dans la promotion des relations amicales entre le Cameroun et les Etats-Unis –à en juger par la réaction du gouvernement camerounais, tend à n’en point douter à la promotion d’une valeur universellement admise dans le paysage juridique, politique et social international : la démocratie.

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